Qui me rendra ce temps béni?

« Qui me rendra les nuits silencieuses, les chevauchées paresseuses à travers les plaines salées de l’Oued Righ et les sables blancs de l’Oued Souf? Qui me rendra la sensation à la fois triste et heureuse qui envahissait mon cœur d’abandonné dans mes campements chaotiques, parmi mes amis de hasard, les spahis ou les nomades, dont pas un ne soupçonnait cette personnalité haïe et reniée dont le sort m’a affublé pour mon malheur ?
Qui me rendra jamais les chevauchées échevelées à travers les monts et les vaux du Sahel, dans le vent d’automne, chevauchées enivrantes me faisant perdre toute notion de réalité en une superbe ivresse !

En cet instant, comme d’ailleurs à toute heure de ma vie, je n’ai qu’un désir: revêtir le plus vite possible la personnalité aimée qui, en réalité, est la vraie, et retourner là-bas, en Afrique, reprendre cette vie-là… Dormir, dans la fraîcheur et le silence profonds, sous l’écroulement vertigineux des étoiles, avec, pour tout toit, le ciel infini et pour tout lit, la terre tiède…, s’assoupir avec la douce et triste sensation de ma solitude absolue, et la certitude que, nulle part en ce monde, aucun cœur ne bat pour le mien, qu’en aucun point de la terre, aucun être humain ne me pleure ni ne m’attend. 
Savoir tout cela, être libre et sans entraves, campé dans la vie, ce grand désert où je ne serai jamais qu’un étranger et qu’un intrus… Voilà, en toute son amertume profonde, le seul bonheur que le « Mektoub » m’accordera jamais, à moi à qui le bonheur réel, celui après quoi toute l’humanité court, haletante, est à jamais refusé.

Loin de moi, les illusions et les regrets ! Quelles illusions garder encore, quand la blanche colombe qui fut toute la douceur et la lumière de ma vie est endormie là- bas, depuis deux années, dans la terre, au tranquille cimetière des Croyants d’Annaba !
Quand « Vava » à son tour est retourné à l’originelle poussière et quand de tout ce qui semblait si tenacement durable, rien ne reste plus debout, quand tout s’est écroulé, anéanti, pour le temps et pour l’éternité !… Et quand le sort m’a séparé, étrangement et mystérieusement, du seul être qui se soit vraiment rapproché assez près de ma vraie âme pour en saisir ne fût-ce qu’un pâle reflet – Augustin.
Désormais, je me laisserai bercer par les flots inconstants de la vie… Je me laisserai griser à toutes les sources d’ivresses, sans me désoler, si elles se tarissent toutes, inexorablement…Finies, les luttes et les victoires, et les défaites d’où je sortais le cœur saignant et blessé… Finies toutes ces folies de prime jeunesse !

Je suis venu ici, pour fuir les décombres d’un long passé de trois années qui vient de s’effondrer, hélas, dans la fange et si bas, si bas… Je suis venu ici aussi par amitié pour l’homme rencontré par hasard que le Destin a mis sur mon chemin au moment précis d’une crise s’il plaît à Dieu, la dernière, où je n’ai point succombé, mais qui menaçait d’aller fort loin.
Et, chose étrange, de ce que j’ai constaté aujourd’hui et de ce qui m’a causé une tristesse sans bornes, ressort un changement absolu de sentiment pour…Mon amitié en a été accrue… Tant mieux ! Mais d’illusion, dès le premier jour, dès la première heure, point !

Je vois qu’une fois de plus, je commence à me perdre dans l’indicible, dans ce monde de choses que je ressens et que je comprends si clairement et que je ne sus jamais exprimer. Cependant, malgré que toute ma vie ne fût qu’un tissu de douleurs et de tristesses, je ne maudirai jamais cette lamentable vie et ce triste univers… où l’Amour côtoie la Mort et où tout est éphémère et transitoire.
Car l’un et l’autre m’ont donné de trop profondes ivresses, de trop douces extases, trop de rêves et de pensées".

Nostalgies et ressentis nocturnes d’un temps éphémère. Hôtel Transatlantique de Biskra. Juin 2019
Un texte d’ Isabelle Eberhardht- Journalier 1923 PP 5-8